Jeudi
rien d'essentiel. Le lacet de mon soulier gauche a lâché vers 22h30 pendant une garde par ailleurs éprouvante (et pas seulement à cause des tranches épaisses de dinde à la moutarde réchauffées avec de la ratatouille acide. Mais j'avoue, j'en ai mangé. Et à trois heures du matin, pour me donner du courage, j'ai avalé des mouillettes beurrées avec du nutella et de la confiture de fraises en barquette).
Le lendemain était bien plus intéressant. Les cheveux encore mouillés par une douche chaude (prise à la maison parce que la robinetterie de l'internat reste pour moi un insondable mystère) et des chaussures aux lacets intacts aux pieds, nous avons filé à toute allure vers les côtes normandes. Le feuillage roux et mordoré des arbres croisés sur le chemin se détachait sur le ciel pâle, gris minéral.
La chambre d'hôtel deauvillaise était violette et fleurie. La réceptionniste portait une étole grenat et nous recommanda pour déjeuner le restaurant italien où elle avait ses habitudes. Nous y avons goûté un délicieux osso buco dont la sauce aromatique et épaisse incitait à y plonger avec volupté des morceaux de pain blanc à la mie serrée. Juste à côté du restaurant un endroit parfait pour les filles qui aiment les pulls très doux avec des noeuds à l'encolure, les vestes en velours, les sacoches de vélo revisitées en sac à main, la vaisselle vintage, les patères à boules multicolores, les porte-clefs en tissus, les tennis en nubuck et, éventuellement,
une très belle paire de lampes des années cinquante qui n'aurait sans doute pas déplu à Jane Austen.
Un peu plus loin, sur le trajet de la plage, il y avait une boulangerie dont la vitrine débordait de pains de shabbat, dorés et joufflus. Nous y avons acheté du
flan à l'abricot (sans intérêt) et un
feuilleté au chocolat et à la crème pâtissière (plus convaincant). On avait les doigts tout collants, ce qui n'est pas très pratique pour ramasser des coquillages. Nous avons marché très longtemps, dans un froid sibérien, la mer était belle mais pas autant que les cieux.
Au retour, nous voulions éviter l'étourdissement clinquant des boutiques mais je n'ai pu résister à entrer dans un CDC, pour voir s'ils avaient
la robe à carreaux qui à Rennes faisait défaut. J'aime quand les désirs s'éteignent sans regret: cette robe m'allait aussi bien que le chou de Bruxelles au cheesecake à la vanille. Nous sommes allés fêter ça autour d'un thé mais rien n'est plus doux et caressant que
la main de G. dans mes cheveux.
Ce soir-là, je voulais l'emmener dîner au
bistrot des 4 chats, dont je gardais un souvenir ému lié à E. et à
un tagine de lotte il y a déjà plusieurs années (je ne portais jamais de jupe à l'époque, et j'avais un sac à dos rouge). En arrivant à Trouville, il m'a paru évident que sa voisine ne pouvait concurrencer son charme délicatement surranné, la proximité des côtes anglo-saxonnes qui confère un goût de scone chaud et une atmosphère de cache-théière en flanelle, l'ombre de Marguerite entre les villas aux volets pâles, les antiquaires pleins de ressources dont l'un notamment (qui avait également séduit
une charmante jeune femme) avait eu le bon goût de mettre en vitrine
un réveil en forme d'oeil (qui a tout de suite plu au gentil garçon qui m'accompagnait et dont l'écharpe grise volait au vent).
Très bien installés à l'étage des 4 chats, après un accueil paraît-il légendaire et effectivement plus que chaleureux, nous avons jeté notre dévolu sur
un flan de langoustines au safran (dont la sauce crémeuse fut ravie de rencontrer le pain aux céréales servi chaud),
des saint-jacques à la forme olympique sont parvenues à faire manger à G. avec le sourire
une fondue d'endives (qui d'habitude le terrorisent),
un carré de veau au caramel au gingembre a pour sa part recueilli mes faveurs. Par coquetterie inutile, je n'ai pas achevé les délicieuses pommes de terre sautées. En dessert, nous avons partagé
une glace à la rose délicate et moelleuse comme un baiser.
Le lendemain, il était impossible d'envisager de se séparer du parapluie.
Après le chocolat chaud, le double café et le croissant de rigueur (dans un salon de thé très fréquenté par de grandes dames blondes et ridées aux sacs monogrammés), G. s'est dit que quand même, les lampes austeniennes iraient bien dans mon bureau (où trône encore l'affreuse lampe de mes années lycée avec les petits coeurs autocollants multicolores sur le socle en plastique moche). Vues de près, elles étaient effectivement adorables et j'ai accepté
ce cadeau inattendu rougissante de gratitude et d'amour.
Une église aux vitraux mémorables, plusieurs antiquaires (qui auraient réjouis les amatrices de petites cuillères) et une robe
encore trop grande plus tard, nous avons déjeuné aux
Mouettes, sous une photo de Marguerite, qui on le sait, n'aimait pas que
la tarte au citron. Les températures extérieures m'ont décidée à goûter le
pot-au-feu dont le bouillon brûlant était aussi bon que la moelle saupoudrée de fleur de sel posée sur le pain toasté. En dessert, une
crème caramel parfaite. A la table d'à côté une jeune fille aux cheveux bouclés dont j'enviais le chemisier fleuri essaie de manger aussi proprement que possible son assiette de moules-frites en racontant en anglais ses dernières vacances à Amsterdam à un couple de personnes âgées.
Sur la plage, les cirés furent de rigueur mais nous avons foulé le sable avec un bonheur infini, imaginant gaiement les vies des gens derrière les volets clôts des villas colorées.
A seize heures,
une jolie librairie avait ouvert ses portes. J'en suis ressortie avec le portrait de Marcel Proust dans un papier cadeau violet.
On est repassé devant l'antiquaire avec le réveil-oeil. Une Américaine s'apprêtait à acheter des chaises de salle à manger dont la structure métallique
"n'est en fait constituée que d'un seul tube" s'évertuait à lui expliquer dans un anglais précaire le propriétaire aux cheveux en broussaille. G. a examiné le réveil (dont le tic-tac n'est cependant pas vraiment discret) et je savais que je ne pourrais sortir du magasin sans le lui offrir tant il le contemplait avec une envie élégante, toute en retenue, mais qui n'en était que plus palpable. J'ai aimé son sourire pendant que l'antiquaire emballait avec précaution l'objet.
C'était l'heure du thé, en écoutant dans un bar de fausse brocante une vieille chanson des Innocents (que j'aime bien). G. dit
"On va voir comment c'est Honfleur?"La route est sinuseuse et traverse des forêts floues. Les rues sont pleines de monde et de bruits. Juste le temps de dire que
"C'est vrai que les façades sont jolies mais bon" et de boire un thé en dégustant une
tarte au citron aussi onctueuse qu'acidulée (je prends mon courage à deux mains pour demander à la patronne la recette mais elle répond laconiquement
"Il y a des oeufs, du sucre..." avant de disparaître en cuisine. Sa collègue me dit
"De toute façon, c'est énormément, énormément de travail, ça ne se fait pas comme ça". Je n'ose pas lui dire que hum, je cuisine un peu alors ça ne me fait pas peur. Mais je n'ose pas).
Nous avions réservé ce soir-là chez Isabelle Lallemang, une des rares femmes qui porte avec une classe folle une mini jupe matelassée avec des collants violets et des bottes en peau. Son sourire ravage tout sur son passage, elle est désinvolte et rigoureuse à la fois. Cette dame a
une table d'hôte à Trouville et c'est probablement l'endroit en France où je préfère dîner. C'est un lieu indescriptible, éclairé à la bougie, avec des tapis colorés, de la vaisselle chinée, des fauteuils en velours, des miroirs mouchetés, des guéridons en cuir, des coussins fleuris, un piano sous des partitions de Bach... Installés à l'étage, nous dînons autour d'une table basse en marbre, assis dans des fauteuils en tissu lisse et doux couleur vert bouteille et vieil or mêlé. Au rez-de-chaussée, un anniversaire se prépare, deux familles se rencontrent, les habitués s'embrassent, les coupes de champagne circulent. Le menu est unique, et tout est délicieux. D'abord
un velouté froid de chou-fleur aux épices, puis
un rôti de veau que l'on peut couper à la cuillère avec
une purée lisse et crémeuse,
des petits légumes gorgés de jus, et puis
une tarte aux pommes débordante de compote et de gros morceaux de fruits caramélisés. J'aurais pu passer la nuit là.
Le lendemain, constatant avec bonheur que
tout cela est bien réel, après un nouveau chocolat chaud, un double café et un croissant au milieu des monogrammes, nous allons voir la mer à nouveau et comparons les vertus respectives de la
nouvelle et du
roman. Des voiliers blancs absolument durassiens passent au loin. Une petite fille avec un ciré rouge et un bonnet écossais s'applique à coller des berniques sur les tours de son château de sable.
Nous étions si heureux que nous n'avons pas prêté attention aux club sandwiches du déjeuner.
J'avais la tête dans les nuages et c'était rudement confortable.
Et puis, comme prévu, après un long trajet en voiture pendant lequel j'ai résisté de toutes mes forces à l'appel du sommeil pour profiter encore un peu de la compagnie de mon cher G., il m'a accompagnée dans le hall d'une gare quelque peu sordide où j'ai appris que le train qui me ramènerait à Rennes aurait du retard. Lui partait ailleurs, le temps d'une semaine.
Il y eut une longue étreinte, des baisers, des mains caressantes, des cheveux mêlés et de grosses larmes difficiles à retenir, même en étant préparée. Je l'ai regardé s'en aller et j'ai eu un peu froid là où il ne me serrait plus. J'ai distraitement feuilleté des magazines. J'ai observé une petite fille avec des tresses jouer au Rubik's cube. La nuit tombait, le ciel se veinait de rose et de violet.
J'ai retrouvé l'appartement silencieux, tout empli de son absence.
J'ai préparé un thé et des tartines avec du pain ramené de là-bas.
J'ai rangé lentement mes affaires, j'ai reconstitué des piles de livres puis j'ai arrosé les plantes.
J'ai mis son gilet gris, que j'ai fermé jusqu'en haut.
J'ai rechauffé une soupe de légumes et préparé avec application une omelette au paprika et au gruyère suisse. Je n'arrivais pas trop à me concentrer sur la pièce de théâtre qui passait à la radio.
J'ai pensé appeler S. mais je n'ai pas voulu le déranger.
Et puis G. a téléphoné, j'ai dit que tout allait bien, qu'il faisait bien chaud à la maison, que j'avais fait bon voyage et que la semaine passerait vite. Pour ne pas pleurer quand il a raccroché, j'ai rangé de la vaisselle japonaise en grignotant du chocolat noir.
C'était vraiment un chouette week end.