lundi 18 février 2008

Ils viennent juste de s'inscrire dans la chorale de Riquewihr -les petites galettes aux oeufs de poisson de ma maman-

A la demande de mes parents, j'ai cessé de leur téléphoner un jour sur deux comme j'avais pris l'habitude de le faire lorsque j'ai quitté leur maison. Cette fréquence ne se justifie pas par une abondance d'évènements à raconter. Les conversations suivent d'ailleurs un rythme assez routinier -horreur, le mot est lâché-. Vont-ils bien, ont-ils eu des nouvelles de ma soeur, de quoi vont-ils dîner... Dans ce flot d'informations capitales, se glissent diverses réactions de ma maman sur la marche du monde -c'est une obsessionelle de l'actualité. La radio, les journaux, la télé, il faut qu'elle se tienne au courant- et des questions angoissées de mon papa sur mon travail. Il y a aussi quelques inévitables considérations météorologiques.
Il s'agit davantage de maintenir le lien car je vis avec deux peurs au ventre: celle qu'il leur arrive quelque chose (mais quoi? On se le demande) et l'autre, bien plus égoïste, qu'ils pensent que je les oublie. Et que je peux jouir de certains plaisirs sans penser à eux, alors qu'il n'est pas évident que ma maman ait très envie de partager avec moi le visionnage d'un film russe quasi muet. Honnêtement, je pense qu'elle préfère un reportage sur le scandale des transfusions clandestines en Chine (ils sont accrocs aux reportages divers et variés, ils regardaient même Thalassa, le vendredi soir). Mais quand je vois quelque chose de beau (L'année dernière à Marienbad) ou quand je goûte quelque chose de bon (les california makis de G. ou la salade au foie gras de Miremont ou un mille feuille au matcha), j'ai le coeur qui se serre à l'idée que mes parents, partis de si loin avec comme seule fortune un bébé malingre et malade, ne puissent en profiter avec moi. Il y a toujours cette fraction de seconde où je pense indéfectiblement à eux, alors même que l'expérience a prouvé que nous n'avions pas les mêmes centres de jouissance.
Je crois qu'il est très compliqué de s'occuper à la fois de son propre bonheur et de celui de ses parents (je dis cela parce que parfois, au téléphone, j'ai l'impression que ma maman est triste, qu'elle me cache quelque chose, alors qu'en fait, elle est juste fatiguée, ou déçue de ce qu'elle a cuisiné, ou dépitée par l'actuelle politique intérieure, or cette sensation que j'ai qu'il se passe quelque chose de grave juste parce qu'elle est moins enjouée que d'habitude va me faire délirer pendant dix bonnes minutes sur une éventuelle maladie incurable, qu'elle me dissimule, ou d'impossibles dettes, qui vont les clouer au pilori). J'ai en somme souvent l'impression que mes parents sont en danger.
Cette patoumi est complètement folle. C'est elle qu'il faut soigner.
Ces pensées autour de l'insécurité potentielle qui règne autour de mes parents ainsi que ce quasi automatisme à les associer par la pensée à mes jouissances, qu'elles soient menues ou grandioses, n'existent que pendant un temps très court, de l'ordre de l'évaporation mais elles ne disparaissent pas, comme je l'aurais cru, avec l'âge.
Il y a pourtant mille choses que je reproche à mes parents. Parmi elles, cette histoire que ma maman aimait me raconter lorsque j'étais petite:
Une veuve sans le sou se voit frappée d'une terrible maladie, longue, torpide et très douloureuse. Elle n'a pour veiller sur elle que sa petite fille, à peine adolescente, qui s'épuise nuit et jour à soigner sa petite maman chérie (et dans un coin de la pièce, une photo du papa, qui n'est jamais revenu du front, veille sur elles avec bienveillance. Ca c'était pas dans l'histoire d'origine mais ça a aurait pu). Bien entendu, elles sont très pauvres, n'ont aucune économie, et comme la maman ne peut plus aller travailler (elle a un travail genre esclave dans une richissime famille qui aurait fondé sa fortune sur tout un tas d'actes immoraux dignes de l'UMP), l'heure est plus que grave.
Un jour, la maman, cachectique, est vraiment à l'agonie. La faim, la douleur et la fièvre la font délirer. Elle se met à rêver tout haut de dodus poissons grillés, de tournedos saignants et de canards laqués. Sa pauvre fille, frémissante d'angoisse à l'idée de laisser sa mère mourir sous ses yeux, se précipite dans la cuisine, se tranche un large bout de cuisse (qu'elle n'a pourtant pas épais vues les conditions de vie générales), le met dans une poêle et l'apporte fumant à sa maman sur le point d'expirer. Trop confuse pour poser des questions, la pauvre maman se jette sur le morceau de viande et, au fur et à mesure de sa mastication, se sent revivre. Les forces lui reviennent, la fièvre s'estompe, les douleurs cèdent. Elle embrasse sa fille qu'elle bénit de toute son âme.
Et oui patoumi, rappelle-toi que seule ta propre chair pourra sauver ta maman des pires souffrances. Ahem.
Et pourtant, pourtant, malgré les milliers de reproches que j'aurais à leur faire, malgré les scènes de colère, les pleurs, les paroles blessantes et tous ces trucs qui vous font vous retirer dans votre chambre d'ado en les maudissant, le moindre de leur tracas, la moindre anxiété dans leur voix, le moindre fléchissement de moral m'angoisse et il se trouve que je serai effectivement prête à me trancher un bout de cuisse pour mes parents.
Un peu de la même façon, même si je n'aime que modérément la tapisserie de leur maison, les suspensions, le mobilier ou la vaisselle, je les appréhende avec beaucoup d'affection, j'y vois des années de labeur et de sacrifices et j'aime passer quelques weekends dans cette maison chaleureuse, où l'on discute autour du feu de cheminée et où l'on a le droit de se brûler les lèvres sur des nems qui sortent à peine du wok où ils sont en train de frire sous l'oeil attentif de ma maman.
Elle nous demande systématiquement ce qui nous ferait plaisir quand nous lui annonçons que nous viendrons pour le weekend et il arrive, assez souvent, que nous lui réclamions des petites galettes aux oeufs de poisson. Ce classique de mon enfance à déguster bien chaud avec du riz, des rondelles de concombre, de tomate, voire d'aubergine crue, a un goût assez prononcé. Il ne faut avoir peur ni de l'ail, ni du nuoc mam. Elles sont moelleuses et terriblement addictives.
Le poissonnier ayant conservé les oeufs que renfermait l'abdomen du merlan acheté extra frais samedi matin, j'ai demandé à ma maman la recette par téléphone. L'extraction d'information fut, comme toujours assez difficile à obtenir dans la mesure où elle fait beaucoup de choses à l'oeil en matière de cuisine. J'ai donc ajusté comme je pouvais après plusieurs essais. Comme nous les avons toutes dévorées en un déjeuner, j'en conclus que ce n'était pas trop raté.

Les petites galettes aux oeufs de poisson de ma maman
Pour une quinzaine de galettes

-100g d'oeufs de poisson
-200g de poitrine de porc fraîche
-3 échalotes
-3 gousses d'ail
-1 oignon émincé
-2 oeufs
-2 cuillères à soupe d'eau
-4 cuillères à soupe de nuoc mam
-3 cuillères à soupe de sucre
-du poivre du moulin

Retirer, si besoin est, la couenne de la poitrine de porc.
La couper en morceau et la hacher finement avec l'ail et echalote.
Verser cette préparation dans un saladier. Ajouter les oeufs de poisson (après avoir retiré la membrane qui les enveloppe), les oeufs (de poule bien élevées), l'oignon émincé très finement, l'eau, le sucre et le nuoc mam. Poivrer.
Bien amalgamer le tout.
Faire chauffer un peu d'huile dans une poêle, déposer des petites louches de la préparation et faire cuire en sorte que les galettes soient bien cuites, dorées et moelleuses (en fait, ça se cuit un peu comme des pancakes sauf qu'on ne guette pas l'apparition des bulles à la surface, on surveille délicatement qu'une face soit dorée avant de retourner la galette).
Pour être sûr que les galettes seront assaisonnées à votre goût, prélever une petite quantité de la préparation et la faire cuire en avant-première. Goûter et ajuster selon le ressenti.
Ma maman aime bien ajouter de la ciboulette de son jardin.

Une autre recette spéciale maman? Essayez ses bahn çao!

23 Comments:

Anonymous Anonyme said...

Oulà et bien après ce que je viens de lire, j'ai du mal à t'avouer que, mmh , et bien oui c'est fait tu as été taguée! (arriveras-tu encore à nous apprendre quelques petits secrets?) :-)

18 février, 2008 09:01  
Anonymous Anonyme said...

TROP CHOU ...
Patoumi vous êtes trop chou et je me suis sentie très concernée par votre billet. En effet, je suis un peu addict à ma fille. Vous avez bien raison de vous préoccuper de vos parents et d'en prendre soin. Et vous avez une plume si vive, si alerte qu'on se dit que vous devriez mettre vos chroniques ensemble pour en faire un bouquin ! Amitiés de Golovine en Suisse, qui poste anonyme parce qu'elle ne sait pas faire autrement.

18 février, 2008 09:27  
Anonymous Anonyme said...

Superbe billet. Touchée par la grâce fragile de ta maman et de son histoire, si ténue, qui ne tient qu'à un fil. Le fait de t'en faire ne conjurera pas le sort, laisse la vie les porter et la tienne t'emmener vers les destins que tu mérites!
Vos chemins ne se séparent pas, ils sont différents, c'est tout!

Prends soin de toi et amitiés,
Lisanka

18 février, 2008 09:45  
Anonymous Anonyme said...

J'ose espérer que tu ne penses pas à tes parents à toutes les jouissances grandioses, quand même.

18 février, 2008 09:47  
Anonymous Anonyme said...

c'est dingue, moi c'est tout pareil ! j'appelle ma mère quasi tous les jours et je m'inquiète pour elle en permanence, je crois que c'est une angoisse qui ne disparaîtra jamais

18 février, 2008 10:44  
Blogger Patrick CdM said...

Trop bien ce billet, et ne me dis pas que j'en ai raté beaucoup depuis quelques semaines, non je les ai lus pour la plupart!
Là, j'ai une question en ce qui concerne la poitrine de porc pour ces galettes qui vont certainement entrer dans ma cuisine, je ne suis jamais très content de ce que je fais des oeufs de poisson, je suis en quête tu vois...
Poitrine fraîche, salée, fumée?

18 février, 2008 10:48  
Anonymous Anonyme said...

Effectivement les parents lâchent des propos assez traumatisants sans s'en rendre compte. Ton histoire en est un bon exemple.
J'apprécie également la recette qui accompagne tes propos.

Quand j'étais petite les oeufs de poisson ou le steack de cheval étaient mes goûters préférés.
Maintenant je les mangerais plutôt au petit déj, comme ces petites galettes d'ailleurs.

18 février, 2008 11:07  
Anonymous Anonyme said...

Peut-être qu'ils devraient le lire ce billet ?

Pour les galettes, tu prends des oeufs de saumon, par exemple ?

18 février, 2008 12:04  
Anonymous Anonyme said...

mmmh... ces galettes me plaisent beaucoup...
sinon, la chorale de riquewihr, c'est juste une citation delermienne ou tes parents habitent "à deux pas" de chez moi?

18 février, 2008 13:46  
Anonymous Anonyme said...

Encore un billet tout en émotion et en retenue. Merci, Patoumi, de nous bercer de cette petite voix qui insuffle un peu de sensibilité et de profondeur dans mes moments de lectures culino-blogesques!

18 février, 2008 15:35  
Blogger Catalina said...

Je viens juste de trouver ce blog plein de poésie et des bonnes recettes. Merci!

18 février, 2008 16:56  
Anonymous Anonyme said...

bonjour Patoumi, je guettais ton post du coin de l'oeil. Nous ne sommes pas responsable du bonheur de nos parents, c'est exactement la conclusion de ma pytanalyse de ce jour ;) Tu devrais mettre tes chroniques dans un bouquin je suis complètement d'accord. c'est en tout cas un livre que j'aimerais lire (j'avais écrit "vivre" lapsus révélateur). Merci pour la recette, je suis curieuse aussi de quels oeufs on peut employer car j'ai du mal avec les poissoniers parisiens en bonne bretonne que je suis parfois.
bises

18 février, 2008 22:24  
Anonymous Anonyme said...

Je retrouve avec ton billet toute la saveur (et la petite frustration) des conversations téléphoniques familiales...

19 février, 2008 00:27  
Anonymous Anonyme said...

Elle est une bonne source d'inspiration ta maman!!

19 février, 2008 12:35  
Blogger Gracianne said...

C'est sur qu'on prefererait qu'ils soient toujours joyeux au telephone, ca nous rassurerait un peu. Il est tres joli ce billet patoumi, peut-etre encore un peu plus joli que d'habitude.

19 février, 2008 12:46  
Anonymous Anonyme said...

taguée aussi

19 février, 2008 16:14  
Blogger Mingoumango (La Mangue) said...

Je ne sais pas si les parents se rendent compte des choses traumatisantes qu'ils peuvent raconter à leurs enfants... Ca doit expliquer une partie de nos névroses, non ?

20 février, 2008 09:43  
Blogger Natalia Kriskova said...

Cette histoire de cuisse tranchée me laisse sans voix et les jambes flageolantes... comment peut-on raconter des trucs pareils à ses enfants ? Sinon j'aime bien tes galettes, Patoumi !

21 février, 2008 09:46  
Anonymous Anonyme said...

Bonjour Patoumi, j'ai trouvé ton post très émouvant...

21 février, 2008 11:23  
Blogger Flo Bretzel said...

Même si je n'habite pas dans le même pays que mes parents et que les appels téléphoniques sont espacé, j'ai les mêmes sentiments que toi envers eux. Le grand pas, c'est lorsque j'ai réalisé qu'ils ne changeraient pas. Ca simplifie les choses!

21 février, 2008 13:51  
Anonymous Anonyme said...

Je ferais attention aux histoires que je raconterais quand bébé sera né, elle fout la trouille celle-là...

21 février, 2008 15:06  
Blogger Stephanie (Philadelphie) said...

Il est bientot l'heure du gouter ; j'ai faim ; je veux de la cuisine asiatique !!!
Gros bisous, petite Patoumi !

21 février, 2008 21:50  
Anonymous Anonyme said...

Ton histoire est magnifique, comme souvent. Je ne mets pas souvent de commentaire, par timidité peut-être, mais j'ai surmonté ça et je t'ai taguée, j'espère que ça ne t'ennuiera pas.

25 février, 2008 11:26  

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