mardi 12 février 2008

Ne change rien pour que tout soit différent -des petites tartes passion, gingembre et citron-

Quand G. est de garde, comme vendredi dernier, les soirées ont une texture toute particulière. Je le vois préparer son sac, avec les affaires de toilettes, les vêtements propres pour le lendemain, le petit panier repas pour éviter de mettre les pieds entre les murs recouverts de peintures obscènes de l'internat et se retrouver à ne manger que des pots de fromage blanc parce qu'il n'y a que du hachis parmentier tout marron et aqueux, on dirait qu'il part en voyage. Je prévois toujours un millier d'activités potentielles pour combler son absence: louer un film qu'il n'aura de toute façon jamais envie de regarder, téléphoner à L. qui vient d'envoyer une jolie carte de Paris, faire une guirlande de cartes de restaurant pour accrocher dans la cuisine, écouter des vieilles cassettes de vieux concerts de Vincent Delerm, écrire sur du joli papier à lettres japonais à J.M., traîner dans des boutiques...
Mais une fois que G. a quitté l'appartement, une fois que la voiture quitte le parking et s'éloigne prestement vers d'hostiles contrées, le silence de son absence met un voile un peu poisseux sur toutes ces bonnes résolutions: si je loue un dvd à la machine, il faudra aller le rendre et l'idée désagréable de sortir en pleine nuit toute seule l'emporte sur celle de regarder un film qui, de toute façon, avait de grandes chances de n'être que médiocre, je ne sais pas ce que j'aurais d'intéressant à raconter à L., ni à J.M., dont je n'ai pas eu de nouvelles depuis trop longtemps et qui doit m'avoir oubliée, les cassettes sont dans une boîte à chaussures en équilibre au sommet de ma bibliothèque, les attraper me paraît terriblement périlleux, je n'ai pas trouvé de petites pinces à linge comme je voulais pour la guirlande et je ne me sens pas le courage d'affronter les vendeuses moyennement accueillantes du seul endroit où je serais susceptible d'en trouver, les vitrines des boutiques me renvoient des silhouettes froides et sans âmes. Alors, dans l'appartement si silencieux que j'entends presque battre mon coeur, j'allume toutes les lampes du salon pour faire comme si et je vais sagement dans mon bureau où je travaille consciencieusement comme si de rien n'était.
Jusqu'à ce que je m'aperçoive que je ne vais pas être interrompue par G. me demandant si je suis prête pour le dîner. Je retarde toujours un peu ce moment-là, pour que la soirée passe plus vite. J'attends d'être affamée pour me décider à regagner la cuisine. J'allume la radio. Il y a des archives d'entretiens avec Olivier Messiaen; ce soir-là, il parle de ses voyages au Japon, des lanternes qui tremblent, du cri des oiseaux. J'écoute avec concentration en préparant du risotto aux épinards et au pécorino. J'ai bien fait attention de prendre le téléphone avec moi parce que je sais que G. va appeler, mais tout dépend du travail qui l'attend là-bas.
J'interromps la cuisson du risotto: le téléphone sonne. Il est étonnant de constater qu'on peut avoir tout un roman à raconter à une personne qu'on a quittée il n'y a que quelques heures et même si l'on n'a pas fait grand chose de passionnant pendant ce temps, du moment que cette personne est chère à votre coeur.
Je raccroche et je reviens à mon risotto. Je le déguste avec la frustration de ne pouvoir dire à G.: "C'est super réussi, non?"
Il n'y a que l'absorption par le travail qui arrive à faire supporter l'absence. Parfois, je suis contente qu'il y ait dans les placards du chocolat ou des biscuits. Une fois, comme il s'agissait d'une garde où G. pouvait rentrer à minuit, j'avais préparé un fondant aux pommes caramélisées, j'avais adoré l'accueillir dans une maison qui embaumait le sucre cuit.
Je m'applique à retarder le plus possible le moment d'aller me coucher, je veux être sûre d'être suffisamment épuisée pour sombrer dans le sommeil sans trop avoir à penser. Je traîne, je feuillette des magazines, parfois je fais même semblant de faire un peu de ménage.
Je ne ferme aucun des volets de l'appartement quand G. n'est pas là, j'aime bien les lumières de la ville. J'ai souvent peur, quand je suis sous la douche, qu'un psychopathe donne un coup de hache dans la porte de l'entrée. J'écourte la douche. J'enfile un pyjama très doux et je me couche à la place de G., dans le grand lit froid. Je remonte très haut la couverture bleu nuit. Je lis un livre de cuisine indienne jusqu'à être tellement épuisée que je n'arrive plus à suivre les lignes. Alors je me résouds à éteindre la petite lampe japonaise et je m'endors, en espérant de toutes mes forces que G. aura la nuit la plus calme possible.
Ces matins-là, j'ai beau en rêver, je n'arrive jamais à faire la grasse matinée. Je me réveille comme les jours de travail (ce qui est un gros sacrifice car j'adore dormir) sauf que personne ne me raconte ses rêves et qu'il n'y a pas l'odeur du café dans la cuisine. Quand G. n'a pas à travailler le lendemain, il arrive peu de temps après, avec toujours quelques croissants et parfois même des magazines. Mais cette fois-ci, je savais bien qu'il faudrait patienter jusqu'à midi.
Ces moments-là me rappellent la vie avant G., quand parfois je passais le weekend sans avoir personne à qui parler; je finissais par me demander, le dimanche soir, si je retrouverai l'usage de la parole.
Je reste longtemps en pyjama, j'essaie de travailler avant de partir au marché où je choisis avec soin tout ce qui pourrait faire plaisir à G.: du bar très frais, des kiwis bio pas trop mûrs, des pommes rouges et jaunes, douces et acidulées à la fois, des champignons très blancs, du fromage... Il y a un plaisir inouï à penser à l'autre devant tant de gourmandises.
Et puis tout va très vite. Les légumes sont épluchés, râpés, le bar vient s'y allonger avant d'être glissé au four; on n'a même pas le temps de faire des petits toasts de fromage de chèvre au citron et aux herbes et d'autres au chorizo qu'on entend une clé dans la serrure de la porte d'entrée et mon coeur s'ouvre comme une fleur.
Roland Barthes essaie désespérément dans Fragments d'un discours amoureux, d'écrire un haïku qui dirait l'absence de l'être aimé aussi efficacement que Bashô:
La pleine lune d'automne,
Tout le long de la nuit
J'ai fait les cent pas autour de l'étang.
Il envie ce tout le long de la nuit qui dit si bien la tristesse mais il ne parvient pas à son tour, à restituer cette attente-là, il n'arrive pas à "ajuster", c'est toujours trop ou pas assez. Il finit par conclure:
Savoir qu'on n'écrit pas pour l'autre, savoir que ces choses que je vais écrire ne me feront jamais aimer de qui j'aime, savoir que l'écriture ne compense rien, ne sublime rien, qu'elle est précisément là où tu n'es pas - c'est le commencement de l'écriture.


Essayez ces tartes de l'amour, dont la recette est extraite d'une très jolie nouveauté aux éditions de l'Epure; délicates, piquantes et acidulées, peut-être qu'elles auraient plu à Barthes? Elles ont en tout cas conquis G. et ont déjà quelques fans! Je ne ferai plus jamais une autre pâte sucrée que celle-là, juste un peu vanillée, craquante et fondante à la fois.


Les petites tartes passion, gingembre et citron
Pour 8 tartelettes de 11cm de diamètre

La pâte sucrée
-230g de farine de ble
-20g de farine de maïs
-95g de sucre glace
-1 oeuf battu
-150g de beurre très mou
-30g de poudre d'amandes
-2 pincées de fleur de sel
-une demie gousse de vanille

La crème
-2 oeufs entiers
-2 jaunes d'oeuf
-100g de sucre
-un citron vert
-deux citrons jaunes
-10g de gingembre râpé
-5 fruits de la passion (j'en ai mis sept parce que le maraîcher m'en avait offert deux)
-100g de beurre fondu
-une demie gousse de vanille

Pour la crème, faire infuser la gousse de vanille fendue et grattée avec le gingembre dans le beurre dans une casserole à fond épais. Réserver.
Fouetter les oeufs et le sucre jusqu'à ce que le mélange blanchisse. Ajouter le jus des citrons ainsi que le zeste du citron vert. Y ajouter le jus des fruits de la passion que vous aurez recueilli grâce à une petite passoire.
Retirer la gousse de vanille du beurre fondu et verser le mélange citronné.
Poser la casserole sur un feu très doux et laisser cuire sans jamais cesser de mélanger jusqu'à épaississement. Cela dure environ un quart d'heure. La texture est parfaitement lisse et sans grumeaux; si vous goûtez ça tiède, vous trouverez déjà cela très bon. Laisser refroidir à température ambiante avant de réfrigérer (j'avais préparé cette crème la veille de la dégustation).
Pour la pâte, utiliser les crochets du batteur électrique.
Malaxer le beurre pour l'assouplir puis ajouter le sucre glace, la poudre d'amandes, la vanille grattée, l'oeuf et enfin les farines en mélangeant bien entre chaque ingrédient.
Arrêter de battre quand la pâte forme une boule. La placer dans du papier film, l'écraser un peu en un disque un peu épais et la laisser au réfrigérateur (j'avais aussi fait cette opération la veille).
Etaler la pâte sur environ 4mm de diamètre, foncer les moules à tarte et les faire cuire à blanc environ 10 minutes à 180°. Surveiller, ça va très vite.
Les laisser refroidir puis répartir la crème à la passion.
Partager le plaisir de la dégustation avec quelqu'un que vous aimez.

24 Comments:

Blogger Rosa's Yummy Yums said...

De jolies tartelettes! J'adore les fruits de la passion...

Bises,

Rosa

12 février, 2008 08:36  
Anonymous Anonyme said...

Alors c'est fini la pâte à demi-oeuf? j'espère que celle-ci s'étale plus facilement.

Comme j'aimerais savoir ce que ça fait d'être tout seul une nuit entière à la maison, dans un assourdissant silence. Et avoir la possibilité de dormir jusqu'à (soyons fou) neuf heures? dix? Diable, qu'ai-je fait de ma jeunesse? ;op

12 février, 2008 09:03  
Anonymous Anonyme said...

Elles sont sublimes ces tartelettes e l'amour. J'espère que j'aurai la capacité à les réaliser un jour puisque pour l'instant calme plat ;--)
On se ressemble au moins sur deux points:
-l'odeur du sucre cuit à une heure que la décence empêche de mentionner!
- la peur de la hâche sous la douche

Ah ooui, pi le goût des p'tites tartelettes et le fait de penser à l'autre quand on cuisine. i le fait de faire sembler de travailler héhéhé

Bises,

Lisanka

12 février, 2008 09:08  
Blogger Flo said...

Je tenterais bien la pâte à tarte ... décidément ces petits livres de l'Epure regorgent de trésors ... il faut que je commence à les acheter ;-)

12 février, 2008 09:31  
Anonymous Anonyme said...

C'est drôle, en ce moment j'écoute obsessionnellement les albums de Jeanne B.

Merci pour ce billet où je me suis un peu retrouvée, et puis pour la recette qui a l'air délicieuse.

Bonne semaine,

Albertine

12 février, 2008 09:47  
Blogger gwenzardin said...

Miam, cette association fruitée donne vraiment l'eau à la bouche...Les petits livres de L'Epure sont désormais dans mes livres à découvrir, merci!
Et le zardin ,d'être accessible aux lecteurs de Patoumi,en est bien intimidé même.

12 février, 2008 12:06  
Blogger Gracianne said...

Toi, tu fais de la broderie.

12 février, 2008 12:51  
Blogger Natalia Kriskova said...

Adorables tartelettes... et très joli récit, comme toujours, dans lequel je me retrouve en partie (occuper la place de l'autre dans le lit !).

12 février, 2008 14:12  
Anonymous Anonyme said...

Ce petit récit de l'absence et du manque est très touchant et vrai (je ne trouve pas l'adjectif qui conviendrait pour rendre cette sensation mélancolique qu'il provoque). Et Jeanne Balibar, bien sûr ! (pour moi, plutôt son Tour du monde désabusé)

12 février, 2008 14:39  
Blogger Liliy Gnocchi said...

C'est un peu plus long qu'un haïku... ;) Mais tu décris superbement l'absence... Et le retour! Je trouve que tu sais vraiment bien trouver les mots...
C'est très original le fruit de la passion dans des tartelettes au citron! J'adorerais y goûter!

12 février, 2008 16:32  
Anonymous Anonyme said...

Patoumi
tu viens d'etre taguée par moi meme sur http://lacroquette.canalblog.com
c'est un petit jeu sans conséquences
bonne soirée
s

12 février, 2008 20:00  
Anonymous Anonyme said...

Tiens ?! C'est la même recette que Loukoum (Beau à la louche) ? En tous les cas, elle donne super envie !

13 février, 2008 11:51  
Anonymous Anonyme said...

J'ai les larmes aux yeux à te lire ! si près et si loin de la St Valentin ! lire l'amour ...
mon amour est toujours là maintenant mais je me rappelle de mes douleurs, de mon ventre tout tordu, quand il partait...
les enfants présents m'occupaient évidemment et je me devais à eux mais une partie de mon esprit était ailleurs... et criait !

13 février, 2008 11:51  
Anonymous Anonyme said...

Ton post est un vrai hymne à l'amour! J'en suis émue.

13 février, 2008 12:01  
Blogger lena sous le figuier said...

Heureux homme! Et moi qui me lève parfois la nuit pour profiter d'un moment de doux silence...

Fruit de la passion, gingembre, citron, c'est une association parfaitement à mon goût!

13 février, 2008 15:13  
Anonymous Anonyme said...

Si j'habitais Rennes, ces soirées là, je vous proposerai d'aller au cinéma. Mais je n'habite pas rennes, et je ne suis toujours pas allée voir le Coen! A bientôt.

13 février, 2008 15:47  
Anonymous Anonyme said...

c'est une experte des soirées solo qui te parle : prépare toi un bon petit plat qui ne plaît qu'à toi, revêts ton plus beau pilou, empares toi d'un gros Elle tout neuf et sous la couette,
ça aide à passer la soirée

13 février, 2008 17:30  
Anonymous Anonyme said...

merci pour ce post merveilleux. je me sens après sa lecture comme après un bon film qui parle de bonheur et de choses simples avec des gens qu'ont a envie d'aimer.
Beau à la louche recommande aussi cette recette, j'ai très envie de la tester. Sais tu où on peut trouver des livres de l'épure à paris ?
a très bientôt

13 février, 2008 21:12  
Anonymous Anonyme said...

Je suis content de voir que vous êtes très attaché l'un à l'autre.
C'est mignon.
Bonnes St Valentin à vous deux.

14 février, 2008 20:13  
Blogger Mingoumango (La Mangue) said...

Personnellement, je trouve ça plutôt sympa d'être seule de temps en temps : on peut faire ce qu'on veut, manger des cochonneries, écouter de la musique que l'autre n'aime pas...
L'autre nous manque, l'absence peut être pesante, mais on est encore plus content de se retrouver après...

14 février, 2008 21:29  
Blogger Clairechen said...

De temps en temps j'aime bien me retrouver cela. J'en ai besoin. Et lui aussi. Dans ces moments là, j'en profite au maximum... Et c'est là aussi que je me fais les petits plats que lui n'aime pas...
En ce qui concerne ces tartelettes, il faudra que je les fasse quand il sera là!

15 février, 2008 11:10  
Anonymous Anonyme said...

J'ai eu plaisir à lire ton texte et à me remémorer ces délicieuses tartelettes... (j'en avais congelé une partie et elles supportent très bien la chose, si ça peut t'être utile pour ta prochaine fois)par contre je suis très différente, j'aime ces petits moments seule... je les aime tellement que je me sens incapable de vivre à deux avec quelqu'un d'autre qu'une colloc'.
Trop peur d'étouffer une relation en se voyant trop. Aucune envie de partager les banalités obligatoire du quotidien...

18 février, 2008 13:58  
Anonymous Anonyme said...

Savoureux mélange! Bonne continuation et n'hésites pas à venir faire un tour sur mon blog.

14 mars, 2008 16:53  
Anonymous Anonyme said...

Il faut que j'essaie ces tartelettes ça va devenir ma nouvelle obcession!

20 mars, 2008 07:27  

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