
J'ai passé l'âge d'avoir une poupée* (bien que ma relation à cet objet soit assez conditionnée par le fait qu'enfant, je n'en ai jamais eu -si l'on excepte un poupon appelé Carole dont les gros yeux me filaient une peur bleue-, me rabattant avec joie sur ma dînette).
J'ai passé l'âge d'avoir des petites roues à mon vélo.
J'ai passé l'âge d'avoir peur du noir.
J'ai passé l'âge de faire des collages sur un cahier ligné*.
J'ai passé l'âge du chocolat Copaya*. Et des oeufs Kinder surprise.
J'ai passé l'âge d'appeler ma maman quand j'ai perdu un objet.
J'ai passé l'âge d'écrire sur du papier à lettre fleuri*.
J'ai passé l'âge des surprise-parties.
J'ai passé l'âge de la pâte à sel, du collier de nouilles et des pots à crayons avec des boîtes de haricots verts sur lesquels ont été collées des publicités de pépinières (je vous promets avoir fait ça quand j'étais en moyenne section maternelle).
J'ai passé l'âge de ramasser les feuilles en automne pour un cours de sciences naturelles.
J'ai passé l'âge limite pour jouer au docteur Maboul.
J'ai passé l'âge des cahiers de vacances, des récitations de poésie sur l'estrade, des parties de billes dans la cour de récréation.
J'ai passé l'âge des
Excellent devoir,
Transitions à revoir,
Démonstrations peu rigoureuses et, c'est véridique, sur ma première copie de philosophie
Cette dissertation n'est pas de vous.
J'ai passé l'âge de devoir demander à ma maman d'allumer le four pour un gâteau, ou de recoudre un bouton de manteau.
J'ai passé l'âge de la pêche à la ligne aux anniversaires des copines (j'ai gagné par ce biais un vide-poche violet en forme de papillon et un petit carnet bleu et jaune avec sur la couverture cartonnée Snoopy allongé sur un transat avec des lunettes de soleil).
J'ai passé l'âge de penser que c'est désespérant, un garçon ça aime
forcément le football.
J'ai passé l'âge des petites chaussures en cuir blanc avec des petits trous devant et des robes fleuries avec des smocks et un noeud dans le dos.
J'ai passé l'âge de sourire systématiquement sur les photos.
J'ai passé l'âge de l'appareil dentaire, des boutons disgrâcieux, des pulls tricotés par ma maman, de mon journal où je me lamentais sans fin, des étés longs et désespérés, des déceptions amoureuses. Ouf, la vie n'est pas un long calvaire comme je le pensais quand j'étais ado.
Mais à cette époque-là, il y eut deux évènements qui ont changé le cours des choses: j'avais quinze ans et un après-midi de juin, j'étais allée au cinéma voir
Conte d'été. En rentrant, je m'étais empressée de raconter le film avec le plus de détails possibles dans mon journal, je ne voulais pas en perdre une miette. J'avais l'impression qu'Eric Rohmer avait fait ce film tout exprès pour moi. Quelques mois plus tard, deuxième rencontre décisive dans mon lycée super nul, je suis envoûtée par la voix et le discours de monsieur M., un prof qui détonnait franchement dans un établissement vraiment plouc et pas exigeant. Monsieur M. m'a lu Roland Barthes, Bernard-Marie Koltès et Marguerite Duras. Ma vie en a été transformée.
Plus de dix ans plus tard, G. m'a offert le très beau
livre de cuisine de Marguerite, photos adorables et textes fidèles au style Duras, il y a des garçons qui font de votre vie un enchantement.
Ce soir en écoutant Irène Jacob lire des livres que je n'achèterai pas, j'ai préparé fenêtres ouvertes
l'omelette vietnamienne de Marguerite dont elle dit ceci:
Vous voulez savoir pourquoi je fais la cuisine? Parce que j'aime beaucoup ça... C'est l'endroit le plus antinomique de celui de l'écrit et pourtant on est dans la même solitude, quand on fait la cuisine, la même inventivité... On est un auteur...
L'omelette vietnamienne... Ca commence à faire, le nombre de gens qui me disent que c'est la meilleure chose qu'ils ont mangé de leur vie! Vous vous rendez compte!... Comment voulez-vous que je sois indifférente à ça. J'ai cette faculté-là, de pouvoir refaire les plats quand je les mange et puis dans un restaurant, une fois, elle était particulièrement bonne et je l'ai réinventée à partir de ce soir-là. C'est très long, il faut aller à Paris pour les ingrédients...
Marguerite n'est jamais très précise quant aux proportions, j'ai fait un peu à vue (et au goût)
Il s'agit d'abord de faire tremper dans deux bols d'eau bouillante deux petites poignées de
champignons noirs et un peu de vermicelles de riz (genre la quantité qu'il y a dans un petit paquet de nouilles déshydratées prêtes à l'emploi).
Puis il faut émincer très finement de la
poitrine de cochon fraîche (pas salée pas fumée ni rien) et dans le même mouvement du
blanc de poireau (j'ai utilisé une botte de mini poireaux trouvés ce matin chez
Annie Bertin).
Après avoir monté le son de la radio, battre
cinq oeufs en omelette.
Dans une grande poêle, verser un peu d'huile d'olive, faire revenir le cochon puis ajouter le poireau.
Pester contre le journaliste de France culture qui vous insupporte depuis quelques années entre midi et deux et qui fait une spéciale ce soir et verser dans la poêle les champignons noirs puis les vermicelles puis deux petites poignées de
soja frais. Arroser de
nuoc mam et
poivrer généreusement. Il faut bien remuer entre chaque ingrédient. Quand tout paraît cuit et a adopté une teinte presque dorée, verser les oeufs et faire cuire à feu très doux, Marguerite prévient:
Il m'est arrivé de rater ce plat et je n'ai pas compris pourquoi. Les oeufs devaient avoir trop cuits. Avant d'ajouter Il m'est arrivé aussi de le réussir au-delà de ce que j'avais cru possible, je ne sais pas non plus pourquoi.
En tout cas c'est vraiment délicieux en écoutant la pluie sur le trottoir. En dessert, pourquoi pas sa
tarte au citron?
* Un très proche témoin me dit que quand même, je pourrais avouer qu'il y a des choses que je n'ai jamais arrêté de faire.