
J'avais fait une petite croix sur le plan déjà fatigué de Stockholm pour retrouver sans peine l'endroit élu d'un commun accord pour le dîner. Il n'y avait que quelques lignes laconiques à son égard dans le guide de voyage et cela me paraissait précisément être de bon augure. J'avais enfilé des collants gris à l'hôtel avant de sortir, parce que les nuits étaient déjà fraîches. Il y avait aussi une robe rose et des ballerines bleues, éprouvées car adorées.
En voyage, c'est G., parce qu'il est doté d'un solide sens de l'orientation, qui est systématiquement désigné responsable des itinéraires et ce, même si j'ai appris au fil des années à lire une carte routière de façon experte. Ce soir-là, le trajet était simple et suivait un quadrillage régulier de rues
tranquilles aux façades de briques ou discrètement colorées de teintes sourdes. Il y avait des magasins d'antiquités, des gargotes thaïes avec des nouilles à emporter dans des boîtes cartonnées, des laveries, une librairie de mangas et cette enseigne vert d'eau qui fut expressément photographiée
YU love bibimbab. Un endroit idyllique si l'on en croyait les affiches en devanture, mais toutes ces promesses de bibimbab divers et variés étaient pour l'instant impossibles à assouvir puisque le rideau de fer était baissé et que le temps manqua ensuite pour y retourner.
Je restai pourtant longtemps obsédée par cette simple évocation de bibimbab, d'autant plus que j'en avais depuis longtemps fait le deuil à Rennes puisque le
Ninano, un super chouette restaurant coréen tenu par une dame qui portait des jolis foulards sur le crâne, a fermé un jour sans prévenir pour être remplacé par un truc sans intérêt. Au
Ninano, le bibimbap était un
dolsot bibimbab, ce qui signifie que le riz, surmonté de ses divers légumes, de son jaune d'oeuf et de sa pâte de piment, était servi dans un bol en fonte, le dolsot, et cela produisait un crépitement fort agréable dù au riz qui grésille quand le gentil serveur le posait sur la table. J'avais alors grand plaisir à remuer le contenu de mon bol à petits coups de baguettes expertes puis à me brûler les lèvres avec ce riz savoureux et épicé.
Le meilleur bibimbab qu'il m'ait été donné de goûter, en bonne compagnie qui plus est, est celui que les cuisinières de
Chez Kim à Strasbourg, avaient préparé un vendredi de février, après des jours de neige. P., là-bas, est accueillie avec l'infinie gentillesse que l'on réserve aux habitués qui vous le rendent bien.
Il n'y a pas de recette officielle de bibimbab car elles dépendent directement de l'infinité des goûts et des disponibilités du frigo. C'est un plat chaleureux et réconfortant, dont il est très agréable de partager la préparation avec celui ou ceux qui vont le goûter avec vous. C'est un plat rassurant que l'on peut savourer assis en tailleur autour de la table basse, avec ses baguettes préférées et une bière bien fraîche pour ceux qui l'aiment.
J'ai choisi, samedi soir, de le préparer comme ça:
Bibimbab pour deux-du riz cuit au cuit-riz
-une poignée d'épinards blanchis
-trois petites carottes (de couleur différente, parce que c'est joli) coupées en julienne
-trois gros shiitakés émincés
-une petite courgette coupée en julienne
-250g de boeuf (de la poire, du persillé...) émincé
et pour
la marinade: une demi-poire williams rouge épluchée et râpée, deux gousses d'ail écrasées, un pouce de gingembre râpé, deux tiges de ciboules fendues, trois cuillères à soupe de sauce soja, une demi-cuillère à soupe de miel, une cuillère à soupe de sirop d'érable, deux cuillères à soupe d'huile de sésame et plusieurs tours de moulin à poivre
et pour
servir: un oeuf par personne, du
gochujang et des graines de sésame.
La veille ou le matin pour le soir, mélanger les ingrédients de la marinade et en enrober les lamelles de boeuf. Laisser reposer.
Le moment venu, faire cuire les légumes séparément et successivement dans une poêle avec un peu d'huile de sésame (je les ai maintenus au chaud dans des petits bols préchauffés et recouverts de papier aluminium) puis saisir la viande dans la même poêle. Pendant q'elle cuit, préparer deux oeufs sur le plat.
Pour dresser les bols (préchauffez les!): répartir du riz en leur fond puis disposer de façon la plus harmonieuse possible les légumes et la viande. Recouvrir le bol avec l'oeuf au plat, déposer une petite cuillère de pâte de piment et saupoudrer de graines de sésame. C'est prêt!

Quand nous sommes arrivés au restaurant que j'avais coché sur le plan, la serveuse avait une robe verte et un sourire gentil. A la table d'en face, il y avait un garçon, pantalon en velours à grosses côtes, sweat shirt gris et cheveux longs qui dînait avec sa mère, une maman avec un cardigan, des lunettes et un regard un peu triste. Ils avaient l'air de très bien s'entendre, ils avaient visiblement plein de choses à se raconter. Quand on s'est installé et qu'il nous a entendus dicuter, il nous a salué d'un
"Bonsoir" très doux. Ce garçon, bien qu'il se fût adressé à la serveuse en suédois, était français et visiblement assez content de nous croiser là, à
Matkultur (c'est le nom du restaurant, et on y mange très bien). Pendant tout le dîner, il nous regardait furtivement, et je n'osais rien dire non plus. Et puis ils sont partis, il a dit
"Au revoir" mais je savais que nous ne le reverrions précisément jamais alors que dans ses regards silencieux j'avais l'impression que nous pourrions nous entendre.
Hier soir, avant le bibimbab, il y avait un évènement que j'attendais avec impatience: la séance de 19 heures de
Petit tailleur!
Il se trouve qu'il y a une dizaine de jours, au décours d'une conversation téléphonique avec E. qui rentrait elle aussi d'Italie, j'ai appris que Laure Adler avait reçu Louis Garrel dans son émission de début de soirée sur France Culture. Dès les premières minutes (il était super tard, genre 23 heures, G. était à une répétition et je n'avais pas encore dîné -du riz sauté avec du boeuf épicé et du chou chinois, comme un prémice de bibimbab), j'ai envoyé un message à P. avec un lien vers l'émission tant je trouvais tout cela passionnant et séduisant. Je voulais partager mon enthousiasme avec elle! (et quelques jours après, elle m'a écrit
"Il y a une interview aussi chez Pascale Clark". Chic!) J'ai bien aimé parce que tout le long de l'émission il y a des extraits de films, comme
Masculin/Féminin, des voix aimées comme celle de Jean-Pierre Léaud parlant de Truffaut et plein de chouettes remarques de Louis Garrel sur sa famille, le cinéma et la psychanalyse.
Dans
Petit tailleur, on retrouve tout cela, des idées empruntées à Godard, Truffaut, papa et aussi Desplechin. Le film est comme un rêve, où ne cesse de courir Arthur dans les rues parisiennes (de son micro studio à l'atelier de couture d'Albert, de l'atelier au théâtre de l'Odéon, du théâtre aux espoirs déçus), qui fait une robe sur mesure pour Julie-Marie qu'il désire et redoute à la fois (j'avoue que j'ai l'ai trouvée absolument détestable. Tout l'inverse de l'épouse d'Albert qui fait des tartes aux pommes surprises).
En sortant de la salle quasi-déserte, j'ai dit à G.
"C'est bizarre j'aurais pensé qu'il y aurait eu plein de filles comme moi dans la salle, ou des jeunes au moins, alors que tout le monde avait bien trente ans de plus que nous" et il a dit
"Oui enfin bon, tu trouves que c'est un film de jeunes? C'est un petit peu daté quand même!" Oui, c'est vrai, c'est ultra daté mais je trouve que c'est une façon assez moderne de parler des amours compliquées qui s'évanouissent avant même d'avoir existées.