La pitanalyse
Depuis trois ans, deux fois par semaine, je vais chez madame C. ( mais non, pas madame Claude voyons!).
Madame C. est une dame d'un certain âge, brune, avec les yeux en amandes. Je l'ai connue avec un carré de petite fille, quelques mèches étant alors retenues avec de précieux petits peignes, mais depuis plusieurs mois, elle a opté pour une coupe plus courte qui me fait penser à Audrey Hepburn bien que madame C. ne lui ressemble pas du tout. Elle porte de jolis vêtements, en tissus souples et souvent colorés. Elle a un blouson en cuir tressé et un autre que j'aime beaucoup, d'un beau rouge, dans une matière qui a l'air très douce. Elle aime bien aussi les petits hauts rayés. Elle a une imposante collection de chaussures, dont certaines ont l'air d'être fournies par la NASA, toutes argentées et qu'on dirait perforées selon des règles arithmétiques qui m'échappent. Au poignet, elle aligne plusieurs bracelets colorés et chics. Souvent dans les rues de Rennes, il nous arrive de croiser madame C. et son mari, monsieur C., qui exerce le même métier qu'elle. Je suis toujours un peu émue de voir madame C. écouter avec concentration les propos que lui tient monsieur C. avec un regard inspiré entre deux bouffées de cigare.
J'emporte toujours un livre quand je vais chez madame C. mais je finis souvent par feuilleter les magazines éparpillés sur la table de la salle d'attente: des vieux numéros des Cahiers du cinéma, Elle déco, Le Courrier international, Le Monde 2. Pour les enfants, il y a J'aime lire et Les belles histoires. L'attente est parfois longu, si je n'ai pas quelque chose d'urgent à faire ou si je ne suis pas écrasée de fatigue, ce n'est pas désagréable. J'observe discrètement mes voisins, j'imagine leurs vies, je rêvasse, je pense à ce que je vais dire. Une fois, je me suis endormie.
Le cabinet de madame C. est feutré, très peu éclairé. Elle est assise sur un fauteuil de Philippe Starck dont elle a tempéré l'accueil un peu spartiate en déposant un petit coussin noir, que j'imagine moelleux, sur l'assise. Je ne suis pas mal logée, ma place est sur le beau fauteuil de Charlotte Perriand que je n'aurais pas soupçonné être si confortable.
Entre les murs du cabinet de madame C. s'élèvent tous mes secrets, mes chagrins, mes peurs et mes désirs inavoués. Au fil des souvenirs et du rêve de la veille, se dénouent très lentement tout ce qui fait que je me sens parfois très empêchée dans les multiples sollicitations de la vie quotidienne. Les séances chez madame C. servent aussi à rendre la vie plus facile à vivre. A dire ce que nul autre ne pourrait entendre sans faire de commentaires qui forcément, seraient blessants. Parfois c'est un peu éprouvant, on aurait préféré rester à la maison à pâtisser plutôt que d'aller évoquer des choses pénibles à quelqu'un qui ne vous répond pas, ou peu, mais la gorge serrée au moment de redescendre les marches inégales du cabinet ou même la larme rageusement essuyée à l'issue de la séance ont finalement quelque chose d'apaisant. Quand madame C. lève la séance, on se redresse du divan l'esprit souvent hagard. Tout en sortant de mon porte monnaie 100drine les trois euros règlementaires, je jette toujours un oeil discret à ses lectures en cours, dernièrement, c'était une biographie de Hannah Arendt. La poignée de main qui clôt la séance est très importante pour moi, j'y vois un "Courage! Tenez bon."
En bas du cabinet de madame C., il y a un joli magasin de vêtements, je m'arrête parfois devant la vitrine et, quand la séance m'a allégée d'un lourd chagrin, je me dis en contemplant une robe en lin que c'est quand même chouette de ce que fait madame C.: sans me toucher, sans me donner de médicaments, sans me parler, en un quart d'heure, elle me fait me sentir mieux.
J'avais un peu pris mes distances avec les séances chez madame C. depuis le printemps dernier parce qu'avec l'internat, je n'avais plus le temps d'aller au cabinet (et surtout d'attendre que ce soit mon tour). Une dizaine de jours avant le concours, alors que j'étais allée à Monop avec une mine de deterrée, j'avais croisé madame C. en grande réflexion devant le rayon des produits laitiers biologiques. Je n'avais pas envie de la voir mais elle n'arrivait manifestement pas à faire son choix et il était impératif que j'achète des petits-suisses, je l'ai donc frôlée en silence. Quelques heures plus tard, alors que je peinais au bureau, le téléphone sonne et la voix très particulière de madame C. me demande "Ce que je deviens". "Le concours, c'est dans dix jours" ai-je dit en tremblant. "Alors il faut travailler. Bon courage." a-t-elle ajouté doucement. J'ai raccroché et j'ai pleuré, un peu.
Très bientôt, je vais apprendre, par des voies assez brutales, si je vais pouvoir faire mon internat de psychiatrie à Rennes ou s'il faudra partir dans une autre ville. J'ai très peur, peur de quitter madame C., peur de quitter le grand appartement où je me sens si bien, peur de ne plus croiser les visages familiers, peur de ne jamais retrouver des endroits comme ceux où j'aime flâner par ici. Je n'aime pas les départs forcés.
En ce moment, j'occupe pour l'été un poste vaquant d'interne dans un service de l'hôpital psychiatrique. Après le temps habituel toujours un peu pénible de l'adaptation, j'y vais maintenant avec une certaine sérénité. Parfois, j'ai le grand luxe d'avoir le temps de rentrer déjeuner à la maison. L'autre jour, je suis passée par l'alléchante boulangerie Hoche, rue Hoche, juste en face de l'Ecole des Beaux Arts et du Conservatoire. J'y ai acheté un beau pain pita, lisse et replet. Pendant qu'il goûtait à la chaleur du four, j'ai découpé une tomate en rondelles, j'ai effiloché un reste de pintade rôtie, j'ai lavé et séché quelques feuilles de roquette. J'ai tartiné le ventre de ma pita d'un mélange de moutarde forte et de fromage frais écrasé. J'y ai glissé les ingrédients réservés. J'ai pris vite fait la photo sur le bureau de G. puis j'ai dégusté ma petite pita toute tiède en essayant de ne pas m'en faire.
Madame C. est une dame d'un certain âge, brune, avec les yeux en amandes. Je l'ai connue avec un carré de petite fille, quelques mèches étant alors retenues avec de précieux petits peignes, mais depuis plusieurs mois, elle a opté pour une coupe plus courte qui me fait penser à Audrey Hepburn bien que madame C. ne lui ressemble pas du tout. Elle porte de jolis vêtements, en tissus souples et souvent colorés. Elle a un blouson en cuir tressé et un autre que j'aime beaucoup, d'un beau rouge, dans une matière qui a l'air très douce. Elle aime bien aussi les petits hauts rayés. Elle a une imposante collection de chaussures, dont certaines ont l'air d'être fournies par la NASA, toutes argentées et qu'on dirait perforées selon des règles arithmétiques qui m'échappent. Au poignet, elle aligne plusieurs bracelets colorés et chics. Souvent dans les rues de Rennes, il nous arrive de croiser madame C. et son mari, monsieur C., qui exerce le même métier qu'elle. Je suis toujours un peu émue de voir madame C. écouter avec concentration les propos que lui tient monsieur C. avec un regard inspiré entre deux bouffées de cigare.
J'emporte toujours un livre quand je vais chez madame C. mais je finis souvent par feuilleter les magazines éparpillés sur la table de la salle d'attente: des vieux numéros des Cahiers du cinéma, Elle déco, Le Courrier international, Le Monde 2. Pour les enfants, il y a J'aime lire et Les belles histoires. L'attente est parfois longu, si je n'ai pas quelque chose d'urgent à faire ou si je ne suis pas écrasée de fatigue, ce n'est pas désagréable. J'observe discrètement mes voisins, j'imagine leurs vies, je rêvasse, je pense à ce que je vais dire. Une fois, je me suis endormie.
Le cabinet de madame C. est feutré, très peu éclairé. Elle est assise sur un fauteuil de Philippe Starck dont elle a tempéré l'accueil un peu spartiate en déposant un petit coussin noir, que j'imagine moelleux, sur l'assise. Je ne suis pas mal logée, ma place est sur le beau fauteuil de Charlotte Perriand que je n'aurais pas soupçonné être si confortable.
Entre les murs du cabinet de madame C. s'élèvent tous mes secrets, mes chagrins, mes peurs et mes désirs inavoués. Au fil des souvenirs et du rêve de la veille, se dénouent très lentement tout ce qui fait que je me sens parfois très empêchée dans les multiples sollicitations de la vie quotidienne. Les séances chez madame C. servent aussi à rendre la vie plus facile à vivre. A dire ce que nul autre ne pourrait entendre sans faire de commentaires qui forcément, seraient blessants. Parfois c'est un peu éprouvant, on aurait préféré rester à la maison à pâtisser plutôt que d'aller évoquer des choses pénibles à quelqu'un qui ne vous répond pas, ou peu, mais la gorge serrée au moment de redescendre les marches inégales du cabinet ou même la larme rageusement essuyée à l'issue de la séance ont finalement quelque chose d'apaisant. Quand madame C. lève la séance, on se redresse du divan l'esprit souvent hagard. Tout en sortant de mon porte monnaie 100drine les trois euros règlementaires, je jette toujours un oeil discret à ses lectures en cours, dernièrement, c'était une biographie de Hannah Arendt. La poignée de main qui clôt la séance est très importante pour moi, j'y vois un "Courage! Tenez bon."
En bas du cabinet de madame C., il y a un joli magasin de vêtements, je m'arrête parfois devant la vitrine et, quand la séance m'a allégée d'un lourd chagrin, je me dis en contemplant une robe en lin que c'est quand même chouette de ce que fait madame C.: sans me toucher, sans me donner de médicaments, sans me parler, en un quart d'heure, elle me fait me sentir mieux.
J'avais un peu pris mes distances avec les séances chez madame C. depuis le printemps dernier parce qu'avec l'internat, je n'avais plus le temps d'aller au cabinet (et surtout d'attendre que ce soit mon tour). Une dizaine de jours avant le concours, alors que j'étais allée à Monop avec une mine de deterrée, j'avais croisé madame C. en grande réflexion devant le rayon des produits laitiers biologiques. Je n'avais pas envie de la voir mais elle n'arrivait manifestement pas à faire son choix et il était impératif que j'achète des petits-suisses, je l'ai donc frôlée en silence. Quelques heures plus tard, alors que je peinais au bureau, le téléphone sonne et la voix très particulière de madame C. me demande "Ce que je deviens". "Le concours, c'est dans dix jours" ai-je dit en tremblant. "Alors il faut travailler. Bon courage." a-t-elle ajouté doucement. J'ai raccroché et j'ai pleuré, un peu.
Très bientôt, je vais apprendre, par des voies assez brutales, si je vais pouvoir faire mon internat de psychiatrie à Rennes ou s'il faudra partir dans une autre ville. J'ai très peur, peur de quitter madame C., peur de quitter le grand appartement où je me sens si bien, peur de ne plus croiser les visages familiers, peur de ne jamais retrouver des endroits comme ceux où j'aime flâner par ici. Je n'aime pas les départs forcés.
En ce moment, j'occupe pour l'été un poste vaquant d'interne dans un service de l'hôpital psychiatrique. Après le temps habituel toujours un peu pénible de l'adaptation, j'y vais maintenant avec une certaine sérénité. Parfois, j'ai le grand luxe d'avoir le temps de rentrer déjeuner à la maison. L'autre jour, je suis passée par l'alléchante boulangerie Hoche, rue Hoche, juste en face de l'Ecole des Beaux Arts et du Conservatoire. J'y ai acheté un beau pain pita, lisse et replet. Pendant qu'il goûtait à la chaleur du four, j'ai découpé une tomate en rondelles, j'ai effiloché un reste de pintade rôtie, j'ai lavé et séché quelques feuilles de roquette. J'ai tartiné le ventre de ma pita d'un mélange de moutarde forte et de fromage frais écrasé. J'y ai glissé les ingrédients réservés. J'ai pris vite fait la photo sur le bureau de G. puis j'ai dégusté ma petite pita toute tiède en essayant de ne pas m'en faire.
18 Comments:
c'est là que j'achetais mon pain quand j'étais étudiante à Rennes, j'adore leur pudding !
J'ai été très touchée par ton petit récit. Parfois, j'aimerais bien que la psychanalyse soit comme une pita et qu'il suffise de croquer dedans... Malheureusement avec une maman dans le métier, c'est un domaine qui pour moi est marqué par une grande ambivalence...
Bon courage pour ton job à l'hôpital et pour l'attente!
Rhhhho ce que j'aime tes petites chroniques de vie. Pour Madame C, je crois que c'est salutaire d'aller se confier. Un ami l'a fait, alors qu'il était en plein doute dans sa thèse mais aussi dans sa vie. Je l'ai fait également suite à de graves problèmes alimentaires. Je ne dis pas que ça m'a aidée, je me suis libérée de quelque chose certes mais je n'ai jamais dit l'indicible, càd ce que je n'ai jamais dit à moi-même
Pour ta peur de quitter Rennes, je la comprends mais quelques fois, partir pour l'inconnu a quelque chose de follement excitant. c'est ça qui vous forge, finalement.
Courage et bisous, je croise les doigts de main, de pied et même les pattes d'un chat récalcitrant pour t'encourager,
Lisanka
Un très joli récit comme déhabitue, je te souhaite bon courage en tout cas ...
Quel joli titre et quel joli récit si pudique, si émouvant !
Un récit très touchant, tu sais trouver les mots justes tout en délicatesse!
Moi c'est après t'avoir lu que mon esprit est hagarde... ça fait toujours quelque chose là-dedans de te lire !
Bref, je suis de tout coeur avec toi, dans cette attente, et comme le dit Lisanka, parfois les départs, même forcés, ça a du bon. En ce qui me concerne, jamais je n'aurais pensé que venir vivre à Paris m'apporterait tant, et pourtant !
Quelle délicatesse de la part de Madame C de laisser à ces patients le fauteuil Charlotte P.
Hauts les coeurs !
Tu sais déjà ce que je pense de ces séances sur un divan... Ton récit me rappelle quelques souvenirs...
Un exil parisien, ce serait pas si mal, il me semble. En tout cas, j'en connais qui seraient ravies de te savoir dans la capitale ;-)
J'aime beaucoup ta vision de la psychanalyse et ton récit m'a beaucoup remuée
Je penserai bie à toi a moment es résultats, j'espère que tu pourras rester à Rennes
PS pinalyse, ça me fait pense à la pataphysique de vian
C'est un texte encore une fois très touchant... Je pense que tout le monde doit te dire que si s'exiler (ne serait ce que temporairement) te permet de faire le métier que tu veux ce n'est pas "bien grave" mais je comprend ta difficulté à quitter le monde que tu as construit autour de toi et auquel tu te sens bien.
Je croise les doigts avec toi.
Ton récit est discret et touchant à la fois.
Je te souhaite bon courage et une bonne continuation.
Bises et à bientôt.
J'aime tes récits toujours passionnants et racontés tout en légèreté! Je crois les doigts!
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Le bonjour depuis Barcelona
Impressionant ce site! EXCELLENT!
Je vous suis de près...
Mes passions sont la cuisine et les livres et mon métier et le design! Cristina
http://vidaculinaria.blogspot.com/
La psychanalyse sera donc toujours un monde hermétique pour moi: j'ai le sentiment que madame C. pourrait être remplacée par n'importe quelle personne muette et discrète... Et il n'y a, dans ce commentaire, pas l'ombre d'une critique mais une sincère perplexité, pour une spécialité à laquelle je ne comprends rien, je dois être trop terre à terre!
Votre élégante gourmandise me ravie.
c'est un très joli billet! merci! un bel hommage, comme dit lili!
C'est vraiment un tres joli billet. Pudique et sensible. Je t'admire parce que ma Mme C. d'il y a longtemps - c'etait vraiment une Mme C. en plus, quelle coincidence - j'admets qu'elle m'a aidee mais je garde envers elle, une ambivalence qui ne s'attenue pas avec le temps. Et pourtant, ca fait 5 ans que je m'en suis allee...
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