La vie des morts et les petites crêpes au raisin frais
On s'ennuie ferme dans la petite ville de province où j'ai grandi. Récemment encore, je me demandais ce qui avait convaincu mes parents de s'installer là, à L., une commune sans intérêt du Morbihan, alors que nous venions de si loin et qu'il aurait été sans doute plus facile de trouver du travail dans une grande agglomération. Mais sûrement n'ont-ils pas eu le choix, et peut-être les associations qui aidaient les immigrés étaient-elles plus actives à L.
Toujours est-il que je me souviens de jours gris dans une ville sans odeurs ni couleurs, où si l'on voulait aller au cinéma, il fallait prendre un bus incertain et cela pour se retrouver dans de minuscules salles qui sentaient le pipi ou devant un film atrocement doublé. Alors on n'allait pas souvent au cinéma.
Heureusement, il y avait à L. une médiathèque où l'on pouvait choisir des cassettes vidéos en triant dans de grands bacs un peu hauts pour moi des fiches plastifiées qui racontaient un peu -trop- le film. On ne pouvait prendre qu'un film à chaque fois, ce qui n'est pas très pratique quand on vient le samedi et que le film est regardé dans la nuit même, en secret, après avoir descendu sur la pointe des pieds les marches de l'escalier en bois, une fois que tous les autres sont endormis, puisqu'il faut attendre le mercredi suivant pour revoir un autre film et trois jours sans cinéma, c'était long. Surtout à L. où le temps passait si lentement. Commis presque comme un acte religieux, le visionnage du film était vécu comme un moment de recueillement, avec ce sentiment étrange d'assister à quelque chose de rare, de précieux et qu'égoïstement on n'a pas du tout envie de partager avec un tiers. Bon, j'avoue que parfois, je m'ennuyais ferme et il m'arrivait de me réveiller sur le canapé devant l'écran noir de la télé, le magnétoscope encore allumé, la cassette s'étant rembobinée toute seule une fois la bande entièrement diffusée. J'ai revu plus tard certains films que j'avais trouvés soporifiques et j'ai compris que tout n'était qu'affaire de moment (ainsi à 14 ans, préoccupée par votre appareil dentaire et autres disgrâces adolescentes, peut-être trouverez normal de piquer du nez devant Le diable probablement).
Dans la salle de la médiathèque où l'on choisissait sa fiche plastifiée, il y avait aussi des Cahiers du cinéma et je me souviens du numéro spécial Nouvelle Vague rempli de photos de films que j'avais tant aimés regarder et dont il avait été si difficile de se séparer en rendant la cassette tant je m'étais sentie comprise. Je mourais d'envie d'y arracher des pages mais quand même, j'étais bien élevée.
Heureusement il y avait aussi le Cinéma de minuit et je guettais fébrilement dans le programme télé du journal local le titre du film de la semaine. Le magnétoscope était mon ami et j'empilais les cassettes au pied de mon lit, attendant le moment propice à un visionnage que je considérais presque comme un acte sacré. J'aimais bien regarder un film en noir et blanc après avoir rédigé plusieurs copies doubles d'une dissertation de français pour laquelle je m'étais prise à la dernière minute, persuadée que dans l'urgence, mes idées jailliraient avec d'autant plus de pertinence. Ainsi avais-je enregistré La notte et je me souviendrai toujours de l'étreinte désespérée de Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni lors du matin qui suit l'éprouvante nuit qu'ils viennent de passer. Et puis j'ai vu L'avventura et je n'ai jamais oublié le regard myope éperdu de Monica Vitti, cheveux au vent. Ces images m'habitent, comme la scène d'amour orange dans Un homme et une femme, comme les silences des deux Anglaises, comme Jean Seberg battant le pavé avec le New York Herald Tribune, comme le regard de Mariel Hemingway quand elle se fait larguer par Woody Allen. Tous ils me tenaient compagnie dans des moments d'infinie solitude où la vie me semblait insupportable tant que je n'arriverai pas moi aussi à produire quelque chose de beau, quelque chose qui tiendrait comme cela compagnie aux gens seuls qui ne savent comment aller à l'encontre du monde sans en souffrir.
J'aime les silences qu'il y a dans les films, quand le son devient indésirable et seule l'expression des visages, l'intensité des situations sont alors nécessaires. Le premier Bergman que G. m'a montré, c'était La honte et je n'en revenais pas d'être restée si longtemps à côté de cela. Les films de Bergman sont violents et doux, âpres, arides et sensuels. Ils nouent la gorge mais font du bien au coeur.
J'ai appris la mort d'Ingmar Bergman en feuilletant un journal portugais devant le comptoir du réceptionniste d'un hôtel de Porto. Je n'y ai pas cru tout de suite.
Le lendemain en allant acheter une bouteille d'eau dans une petite gargotte, un autre quotidien local m'annonce la mort de Michelangelo Antonioni. Je n'ai pas compris tout de suite qu'ils étaient morts le même jour. L'espace d'une seconde, je me suis sentie abandonnée, mais juste une seconde parce qu'il y avait la main de G. dans la mienne. Leurs films m'avaient tellement tenu compagnie, leur travail me paraissait tellement courageux et réussis... Bergman montre à la fois avec violence et de délicatesse les tourments de l'âme et avec sa disparition, le temps d'un instant, j'ai pensé que je ne ressentirai plus jamais cela. J'ai pensé à Rohmer, et j'ai eu peur qu'il meure aussi. J'ai pensé à un petit moment télévisé il y a deux ans de cela je crois, où l'on voit Claude Levi-Strauss, extrêmement vieux, à la diction extrêmement lente, dire avec quel effroi il fallait qu'il se prépare à mourir dans le monde tel qu'il est désormais. Je ne connais pas personnellement tous ces gens mais ce qu'ils ont créé ont tellement contribué à me rendre la vie plus douce et la solitude comme un bienfait, que je ne peux me consoler de la disparition de certains qu'en pensant que leurs oeuvres continueront à circuler et que si je veux revoir La notte, cela reste possible.
Alors j'ai demandé à G. si on ne pourrait pas regarder Les fraises sauvages ou Cris et chuchotements ou Persona.
Je lui ai demandé aussi si des petites crêpes au raisin frais avec un verre de lait bien froid l'interesseraient pour le goûter.
C'était super bon.
Les petites crêpes au raisin frais (inspirées d'ici)
Pour une vingtaine de petites crêpes
-2 oeufs
-1/2 cuillère à café d'extrait naturel de vanille
-3 cuillères à soupe de rapadura
-150g de raisin noir à gros grains
-40g de farine T55
-une demie cuillère à café de levure
-un peu de beurre demi sel
Couper les grains de raisins en tranches (environ quatre tranches par grain). Retirer les pépins.
Séparer les blancs des jaunes.
Battre les blancs en neige.
Fouetter les jaunes avec le sucre.
Ajouter la farine, la levure. Mélanger.
Incorporer délicatement les blancs en neige puis ajouter les raisins.
Faire fondre le beurre dans une grande poêle à feu doux.
Déposer des cuillères à soupe de pâte. Surveiller: une fois qu'une face est dorée, retourner précautionneusement la petite crêpe et faire dorer l'autre face.
Déguster tiède: c'est irrésistible.
Une pensée, un sourire et plein de remerciements pour les filles qui aiment s'asseoir à l'ombre des figuiers, celles qui viennent de l'est et savent lire entre les lignes et celles qui aiment se promener à travers les vignes.
Toujours est-il que je me souviens de jours gris dans une ville sans odeurs ni couleurs, où si l'on voulait aller au cinéma, il fallait prendre un bus incertain et cela pour se retrouver dans de minuscules salles qui sentaient le pipi ou devant un film atrocement doublé. Alors on n'allait pas souvent au cinéma.
Heureusement, il y avait à L. une médiathèque où l'on pouvait choisir des cassettes vidéos en triant dans de grands bacs un peu hauts pour moi des fiches plastifiées qui racontaient un peu -trop- le film. On ne pouvait prendre qu'un film à chaque fois, ce qui n'est pas très pratique quand on vient le samedi et que le film est regardé dans la nuit même, en secret, après avoir descendu sur la pointe des pieds les marches de l'escalier en bois, une fois que tous les autres sont endormis, puisqu'il faut attendre le mercredi suivant pour revoir un autre film et trois jours sans cinéma, c'était long. Surtout à L. où le temps passait si lentement. Commis presque comme un acte religieux, le visionnage du film était vécu comme un moment de recueillement, avec ce sentiment étrange d'assister à quelque chose de rare, de précieux et qu'égoïstement on n'a pas du tout envie de partager avec un tiers. Bon, j'avoue que parfois, je m'ennuyais ferme et il m'arrivait de me réveiller sur le canapé devant l'écran noir de la télé, le magnétoscope encore allumé, la cassette s'étant rembobinée toute seule une fois la bande entièrement diffusée. J'ai revu plus tard certains films que j'avais trouvés soporifiques et j'ai compris que tout n'était qu'affaire de moment (ainsi à 14 ans, préoccupée par votre appareil dentaire et autres disgrâces adolescentes, peut-être trouverez normal de piquer du nez devant Le diable probablement).
Dans la salle de la médiathèque où l'on choisissait sa fiche plastifiée, il y avait aussi des Cahiers du cinéma et je me souviens du numéro spécial Nouvelle Vague rempli de photos de films que j'avais tant aimés regarder et dont il avait été si difficile de se séparer en rendant la cassette tant je m'étais sentie comprise. Je mourais d'envie d'y arracher des pages mais quand même, j'étais bien élevée.
Heureusement il y avait aussi le Cinéma de minuit et je guettais fébrilement dans le programme télé du journal local le titre du film de la semaine. Le magnétoscope était mon ami et j'empilais les cassettes au pied de mon lit, attendant le moment propice à un visionnage que je considérais presque comme un acte sacré. J'aimais bien regarder un film en noir et blanc après avoir rédigé plusieurs copies doubles d'une dissertation de français pour laquelle je m'étais prise à la dernière minute, persuadée que dans l'urgence, mes idées jailliraient avec d'autant plus de pertinence. Ainsi avais-je enregistré La notte et je me souviendrai toujours de l'étreinte désespérée de Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni lors du matin qui suit l'éprouvante nuit qu'ils viennent de passer. Et puis j'ai vu L'avventura et je n'ai jamais oublié le regard myope éperdu de Monica Vitti, cheveux au vent. Ces images m'habitent, comme la scène d'amour orange dans Un homme et une femme, comme les silences des deux Anglaises, comme Jean Seberg battant le pavé avec le New York Herald Tribune, comme le regard de Mariel Hemingway quand elle se fait larguer par Woody Allen. Tous ils me tenaient compagnie dans des moments d'infinie solitude où la vie me semblait insupportable tant que je n'arriverai pas moi aussi à produire quelque chose de beau, quelque chose qui tiendrait comme cela compagnie aux gens seuls qui ne savent comment aller à l'encontre du monde sans en souffrir.
J'aime les silences qu'il y a dans les films, quand le son devient indésirable et seule l'expression des visages, l'intensité des situations sont alors nécessaires. Le premier Bergman que G. m'a montré, c'était La honte et je n'en revenais pas d'être restée si longtemps à côté de cela. Les films de Bergman sont violents et doux, âpres, arides et sensuels. Ils nouent la gorge mais font du bien au coeur.
J'ai appris la mort d'Ingmar Bergman en feuilletant un journal portugais devant le comptoir du réceptionniste d'un hôtel de Porto. Je n'y ai pas cru tout de suite.
Le lendemain en allant acheter une bouteille d'eau dans une petite gargotte, un autre quotidien local m'annonce la mort de Michelangelo Antonioni. Je n'ai pas compris tout de suite qu'ils étaient morts le même jour. L'espace d'une seconde, je me suis sentie abandonnée, mais juste une seconde parce qu'il y avait la main de G. dans la mienne. Leurs films m'avaient tellement tenu compagnie, leur travail me paraissait tellement courageux et réussis... Bergman montre à la fois avec violence et de délicatesse les tourments de l'âme et avec sa disparition, le temps d'un instant, j'ai pensé que je ne ressentirai plus jamais cela. J'ai pensé à Rohmer, et j'ai eu peur qu'il meure aussi. J'ai pensé à un petit moment télévisé il y a deux ans de cela je crois, où l'on voit Claude Levi-Strauss, extrêmement vieux, à la diction extrêmement lente, dire avec quel effroi il fallait qu'il se prépare à mourir dans le monde tel qu'il est désormais. Je ne connais pas personnellement tous ces gens mais ce qu'ils ont créé ont tellement contribué à me rendre la vie plus douce et la solitude comme un bienfait, que je ne peux me consoler de la disparition de certains qu'en pensant que leurs oeuvres continueront à circuler et que si je veux revoir La notte, cela reste possible.
Alors j'ai demandé à G. si on ne pourrait pas regarder Les fraises sauvages ou Cris et chuchotements ou Persona.
Je lui ai demandé aussi si des petites crêpes au raisin frais avec un verre de lait bien froid l'interesseraient pour le goûter.
C'était super bon.
Les petites crêpes au raisin frais (inspirées d'ici)
Pour une vingtaine de petites crêpes
-2 oeufs
-1/2 cuillère à café d'extrait naturel de vanille
-3 cuillères à soupe de rapadura
-150g de raisin noir à gros grains
-40g de farine T55
-une demie cuillère à café de levure
-un peu de beurre demi sel
Couper les grains de raisins en tranches (environ quatre tranches par grain). Retirer les pépins.
Séparer les blancs des jaunes.
Battre les blancs en neige.
Fouetter les jaunes avec le sucre.
Ajouter la farine, la levure. Mélanger.
Incorporer délicatement les blancs en neige puis ajouter les raisins.
Faire fondre le beurre dans une grande poêle à feu doux.
Déposer des cuillères à soupe de pâte. Surveiller: une fois qu'une face est dorée, retourner précautionneusement la petite crêpe et faire dorer l'autre face.
Déguster tiède: c'est irrésistible.
Une pensée, un sourire et plein de remerciements pour les filles qui aiment s'asseoir à l'ombre des figuiers, celles qui viennent de l'est et savent lire entre les lignes et celles qui aiment se promener à travers les vignes.
17 Comments:
Elles sont bien jolies ces petites crêpes. Et j'aime bien lire tes souvenirs d'enfance
Te lire est toujours un moment délicieux, ce n'est pas toujours amusant (au sens du rire) mais cela sonne toujours juste... merci.
hummmmmm de quoi deguster devant un bon film ....
Patoumi, ce n'est pas possible : je viens de m'acheter ces petites assiettes !
Si tes crêpes sont aussi agréables que tes mots, je dis oui tout de suite!
Un goûter digne des sources de C. !
Quelles jolies crêpe !
Tu es réellement une très amatrice du Grand Cinéma, et ça fait plaisir !
C'est à chaque fois un doux moment que celui où je le lis... et c'est vrai, j'avoue, ce serait encore mieux si je pouvais te lire en grignotant une de ces petites crèpes, avec cerise sur le gateau, quelques gorgées de lait bien frais...
Merci pour cet agréable voyage rétrospectif dans ton univers cinématographique et pour ces petites crêpes douces et réconfortantes à savourer ! J'aime beaucoup lire "tes petits bouts de vie" empreints de sensiblité ...
J'ai toujours l'intime certitude qu'il faut avoir connu cet ennui là, pendant l'adolescence, pour alimenter une vie intérieure plus riche, et savoir apprécier le meilleur et le plus insignifiant de la vie...
Les films de mon adolescence ont ouvert en moi un désir qui ne s'est jamais éteint, une ouverture sur un monde plus riche.
Je comprends tout à fait l'inexprimable besoin d'être seule avec eux. La difficulté à les partager parfois. La petite douleur lorsqu'ils se terminent. Et cette merveilleuse complicité, secrète, avec ceux qui ont laissé en nous une empreinte. Oui, je crois m'être reconnue dans ce post.
Tu dis si bien ces moments d'intense solitude, de passion fusionnelle pour le cinema, la litterature, la musique. Il faudrait pouvoir s'ouvrir ainsi toute sa vie.
Ce n'est pas possible, chaque plat que je vois chez toi, me fait encore plus envie que le précédent, on aime vraiment les mêmes douceurs !
Ce que tu as ressenti à la mort d'antonioni et de Bergman, moi c'était à la mort de Truffaut, je me suis sentie toute seule
PS bon anniversaire ma belle, nous avons jsute 2 jours d'écart (et quelques années)
PS 2 on m'a offert la Rose Bakery sur lequel je lorgnais depuis que tu en as parlé, quel plaisir ce livre !
C'est curieux, ce que tu racontes ... je viens de passer ne semaineassez mélancolique, cette succession de disparition de grands, grands bonhommes m'ayant laissée sans voix ... et sans plus aucun entrain ... Moi, c'est à Woody Allen, que j'ai pensé ! Alors, j'ai filé à la FNAC, acheté Hannah et ses soeurs, Annie Hall et Alice, et puis je me les suis regardés en douce, toute seule devant ma télé .... Je crois que ça m'a fait du bien. Bergman et Antonioni, je vais attendre que l'émotion soit un peu retombée !
Bonne journée
Hélène
tiens une similitude de vie ...
mes parents il y presque 30 ans on quitté la region parisienne pour habiter dans un "trou" à 350 km de la capitale , petite ville endormie, aux gens fermés qui voyaient d'un mauvais oeil "ces trop méditérrannéens de nouveaux ".
30 ans plus tard , je ne peux y rester plus de 2 jours sans me sentir hors de la vraie vie
Tout a dit, je ne peux plus que répéter : oui, tu écris fabuleusement bien et oui ces crêpes ont l'air fantastiques...
irrésistibles, vraiment!
Enregistrer un commentaire
<< Home